07 janvier 2010

Gomorra – Roberto Saviano

9782070379866Voici un livre d'une espèce rare. Je m'attendais à une sorte de reportage à l'américaine, avec des noms, des faits, des anecdotes frappantes. Et de fait, on y trouve des noms, des faits, des histoires frappantes, toutes vraies. Mais Gomorra est plus que cela. C'est un livre de combat, une tentative à bouts de nerfs de faire de la parole une matière, une arme, capable de frapper l'ennemi pour le tuer.

La parole ne fait pas de prisonniers.

Il est question dans Gomorra de la mafia napolitaine. Les journalistes et les juges disent la camorra. Les Napolitains disent le Système. Je m'imaginais une maladie honteuse, un cancer frappant le mezzogiorno et plus précisément la Campanie, limité à cette région sous-développée de l'Europe, comme un héritage historique des échecs de l'unité italienne. Ça m'aurait arrangé. Comme on a pu le voir, j'ai beaucoup aimé Naples, nous avons même songé un temps à y vivre.

Je croyais que la mafia, c'étaient des vieux parrains dans des fermes (comme en Corse), pratiquant le pizzo, le trucage de marchés publics et le trafic de drogue et s'entretuant de temps en temps de manière sauvage à la façon des films de Scorcese. Oui, c'est vrai, c'était ça dans le temps. Il y a vingt ans. Depuis, les choses ont changé.

Ce livre ne manque pourtant pas de sang. D'hommes coupés en morceaux. De cadavres criblés de balles retrouvés dans des voitures brûlées. De jeunes filles sauvagement torturées pour avoir, durant un mois ou deux, flirté avec un jeune homme camorriste. De types aux visages fermés défilant dans les rues d'un petit village, armés de matériel militaire. De vitrines blindées criblées de balles de Kalachnikov, comme des bulles prises dans le verre. De grenades jetées dans des puits au-dessus des corps, pour qu’il ne reste plus rien d’eux.

Quand les journaux sérieux diffusent des cartes du monde ou une petite flamme figure les conflits en cours, pourquoi ne marquent-ils jamais la Campanie ? Il y a assez de morts chaque année, par là-bas, pour le justifier. Voilà une des questions que pose Roberto Saviano.

Gomorra montre que la mafia napolitaine n'est pas une survivance du passé qui sera effacée par le progrès, mais bien un signe du présent, et même une anticipation du futur. Le crime n'est plus une fin, il est un moyen, un petit moyen parmi d'autres pour permettre à quelques-uns de s'enrichir jusqu’à la folie. Non pas en luttant contre le système actuel, mais avec lui. S'enrichir par le commerce du textile, par le bâtiment, par la drogue... En faisant produire des vêtements de grande marque par des ouvriers sous-payés travaillant dans des usines à sueur. C'est la Chine ? Non, c'est en Europe. En montant des chantiers avec des sous-traitants véreux, des ouvriers sans assurance, des matériaux pourris...

Ça se fait partout ? Peut-être. Mais le Système pousse ces comportements à leur maximum, il exacerbe la logique économique actuelle, met le curseur au maximum. Les règles sont faites pour être détournées, explosées. Et qui s'y oppose finira tabassé, exécuté d'une balle dans la tête, car il empêche d'accomplir le but le plus noble et le plus grand : faire de l'argent. la justice ? C’est ce qui rapporte. Le bien ? C’est ce qui rapporte. La vérité ? C’est ce qui rapporte.

La description du marché de la cocaïne établi sur l'Europe par la famille di Lauro est frappante, en ce sens. Fini les petits circuits hiérarchisés de la drogue, les marchés fermés. La famille di Lauro a établi un nouveau paradigme : n'importe qui peut acheter, n'importe qui peut vendre, le plus efficace gagnera. La camorra a franchisé le marché de la coke à la façon d'une chaîne de fast-foods, pour gagner de nouveaux consommateurs, de nouvelles parts de marché. Ils ont tout compris.

Le plus effrayant dans tout cela, c’est que la justice frappe, et fort, ces systèmes corrompus. Qu’elle emprisonne parrains et tueurs. Qu’elle saisit les entreprises mafieuses, les villages somptueuses… Et que le Système, quand même, se perpétue, car il est dans les têtes, dans la société, dans l’économie, dans la nature même peut-être de ce pays.

Et si la mafia est un cancer, alors il a métastasé. Les magasins et 'argent (et la drogue) camorristes s'invitent partout en Europe et dans le monde. Villages de vacance en Espagne, activités économiques en Écosse, magasins aux USA, au Japon. En Italie, si vous montez un escalier, il y a forte chance qu'il ait été bâti par un ouvrier travaillant pour le Système. Si vous achetez un vêtement de marque en Europe (surtout italien), il a sans doute été cousu par une ouvrière du Système...

Saviano est pris de vertige et ses pages nous y entraînent. Folie de comprendre que si, l'argent a une odeur. Que les murs ont une histoire. Qu'il ne peut plus voir un bâtiment sans voir les mains, le Système, les volontés pourries qui l'ont bâti. Son livre est une étrange matière, les descriptions de meurtres s’entremêlent de souvenirs personnels (travail de docker clandestin, apprentissage du tir sur une plage à douze ans, souvenirs de la rencontre avec son premier cadavre – Saviano n’est pas un mafieux, juste un jeune homme normal né dans un pays étrange…), puis suivent des pages de commentaires sur l’économie, les repentis, une longue digression sur la kalachnikov… Ce livre n’est pas un reportage objectif, ce n’est pas un rapport, c’est une oeuvre d’écrivain, un texte subjectif, partial, biaisé, au service de la vérité. Ce n’est pas un témoignage fait pour être oublié l’année prochaine, c’est un cri jeté contre la corruption, le mal et la mort.

S’il témoigne du mal, il veut aussi être une marque du pouvoir de la parole, de la vérité. Je sais et j’ai des preuves. Il rappelle ceux qui ont payé cher le fait de dire la vérité. Don Peppino Diana, le prêtre qui a refusé de cautionner l’usage du christiannisme par les mafieux, ou bien cette enseignante qui n'a pas baissé les yeux quand un tueur est venu abattre un homme devant elle, et qui a témoigné contre l’assassin.

Je voudrais recopier ici des pages entières de ce livre. Des histoires folles parce qu’elles viennent du monde où nous vivons, où tout est possible. Des histoires de mort et parfois de vie. Je ne peux que vous encourager à le lire, même si l’Italie du sud ne vous intéresse pas. Parce qu’il y est question de notre monde, maintenant, et que ce que dit Saviano laisse comme un goût de fer dans les dents.

Je me contenterais de citer cette lettre écrite par un adolescent en prison.

Tous ceux que je connais sont soit morts, soit en prison. Moi, je veux devenir un parrain. Je veux avoir des centres commerciaux, des boutiques et des usines, je veux avoir des femmes. Je veux trois voitures, je veux que les gens me respectent quand je rentre quelque part, je veux des magasins dans le monde entier. Et puis je veux mourir. Mais comme meurent les vrais, ceux qui commandent pour de bon. Je veux mourir assassiné.

J’aimerais savoir faire naître  d’autres rêves que ceux-là, des rêves susceptibles de remplacer ceux-là. Je me souviens que je suis fragile.

 

P.S : je recommande le billet de Cédric, chez Hu&Mu d’en face, pour une approche complémentaire de ce livre.

2 commentaires:

  1. Dans le prolongement de Gomorra, les récentes violences contre les immigrés dans le sud de l'Italie par la mafia montrent un autre aspect de la dégueulasserie de ce système.

    Quelques articles italiens sur le site d'Arrêt sur Images :
    http://www.arretsurimages.net/vite.php?id=6696

    Dans le journal de France 2, on voyait même les leaders de la Ligue du Nord (de doux rêveurs pacifistes) vendre leur salade au peuple : "On va vous débarrasser des Noirs, des Albanais et des Chinois..."

    Brrr.

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  2. J'y ai pensé tout comme toi en lisant cette page. J'ai pensé à ces figures d'Africains (dans Gomorra) qui travaillent comme des brutes dans les élevages de Bufflone...
    Moi qui aime tant la mozzarella di Buffala...

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