27 octobre 2016

I Daniel Blake – Ken Loach

Nous sommes donc allés voir en salle la palme d'or de cette année. Dans ce récit social naturaliste, on voit un menuisier plus tout jeune, Daniel Blake, tenter d'obtenir ses indemnités d’invalidité suite à l’accident qu’il a connu sur le chantier. Dit comme ça, ce n’est pas follement gai (alors que Ken Loach sait être drôle, voir par exemple l’amusant la part des anges, un film qui fait aimer le whisky).


Loach filme la lutte de Daniel (et de Katie) pour la survie comme une tragédie. Des hommes et des femmes confrontés à des forces immenses, qui les dépassent et les écrasent. Il filme bien, ça ne rend pas heureux pour autant. 
Ceux qui s’intéressent aux mécanismes sociaux d’oppression/sanction des pauvres autour du contrôle des allocations chômage ou ceux qui s’indignent de la bureaucratisation de l’univers retrouveront dans ce film des arguments mis en image, comme une mise en scène iconique des malheurs du monde. 
Le acteurs sont très bien, le scénario très démonstratif. Pour le reste, je ne sais pas trop quoi en penser. Est-ce que les jurés de Cannes ont voulu se donner une bonne conscience sociale ? (Le film, s’il est fait avec talent, ne me paraît pas non plus être une grande œuvre, notamment cinématographique). Est-ce que nous n’aurions pas dû aller voir Docteur Strange, à la place ? (Le choix de films en salle, à Lausanne, est souvent un peu limité)

22 octobre 2016

La ragazza con la valigia - Valerio Zurlini

Dans ce film de 1961, un fils de riche séduit Aida, une très belle jeune femme d'assez petite vertu, lui fait un paquet de promesses puis finit par l'abandonner. Elle retrouve sa maison à force d'acharnement et se fait ouvrir par Lorenzo, 16 ans, jeune frère du séducteur, qui en tombe bien sûr très vite amoureux et va multiplier les coups tordus et les mensonges (envers elle et envers sa famille) pour pouvoir la revoir.



C'est cette vidéo qui nous a donné envie de le voir, et on a eu bien raison. C'est du cinéma italien classe avec un très beau noir et blanc, Jacques Perrin en très jeune homme très naïf et surtout, surtout avec Claudia Cardinale, de ces femmes qui font penser que dans cette antiquité lointaine, au temps où la couleur n'existait pas et où le français se parlait avec ce drôle d'accent nasillard, les actrices étaient des déesses à la beauté inouïe, magnifiques et inaccessibles.



Et cette histoire d'amour impossible, de très jeune homme déchiré par ses sentiments et de femme humiliée par tous les hommes qui la croisent (et agitent sous son nez des billets de banque) a quelque chose de très touchant.






19 octobre 2016

Mascarade – Florence Magnin

Comme beaucoup de gens de ma génération, j’ai une relation particulière avec Florence Magnin. J’ai découvert son travail à travers les couvertures de la série Ambre de Roger Zelazny. Et pour moi, l’imaginaire d’Ambre a toujours été associé à son univers graphique, au point que les illustrations américaines autour de la série m’ont toujours beaucoup choqué. Puis j’ai aimé des illustrations pour Rêve de Dragon chez Multisim, lu ses BDs avec Rodolphe, que j’aime beaucoup, tout particulièrement Mary la noire. Son tarot d’ambre est, des quelques tarots que je possède, mon préféré. Et, ce n’est pas la moindre des choses, quand mon premier roman est paru, Stéphane Marsan m’a proposé spontanément de Florence Magnin en fasse la couverture. Sachant que plusieurs éléments de ce roman puisaient leur inspiration dans son travail, j’avais été enchanté.
Venons-en à Mascarade. Première chose, je l’ai trouvé dans les rayons jeunesse de la bibliothèque publique et selon moi il n’avait rien à faire là. Malgré la douceur du dessin, les tons doux typiques de l’oeuvre de la dessinatrice, le fait que l’histoire mette en scène des enfants et des contes. Le récit fait peur et s’adresse je pense plus aux adultes qui ont été des enfants qu’à ces derniers directement.

Il y est question d’une jeune fille de onze ans, en vacances avec sa mère dans une maison de location. De sa découverte d’une légende locale sur le pouvoir des masques qu’on portrait traditionnellement lors des fêtes. De ses plongées dans le monde des rêves et des contes, déployant toute leur cruauté. L’histoire brasse large : contes de fée, fin de l’enfance, présence des monstres dans nos rêves, dans nos vies. On lorgne parfois vers Lovecraft, tendance contrées du rêve, parfois vers le Tournier du roi des aulnes. On est surtout, tout le temps, dans l’univers de Florence Magnin. Mascarade réussit le tour de force de rassembler dans un même récit et d’une manière cohérente et personnelle tout ce qui fait l’univers de l’artiste. Dieux étranges dans les bois, châteaux enchantés, pantins et poupées, reflets de lune, paysages enneigés, fantômes doux, pirates stylés, robes étranges, labyrinthes… Tout y est, en toute cohérence, comme si l’oeuvre de plusieurs décennies se révélait. J’ai été ébloui.



Merci à Benoît Felten de m’avoir donné envie de découvrir ce livre.

17 octobre 2016

Fantômette a la main verte – Georges Chaulet

Oui, ça tourne un peu à l’obsession. Mais ce Fantômette-ci, assez raté, est aussi très intéressant. On y voit Fantômette, avec téléphone portable, Ficelle qui blogue et un discours sur les OGM. Ca vaut le coup d’insister un peu, non ?
Le professeur Potasse (le savant fou de service des histoires de F.) a inventé un engrais qui permet de fabriquer de gros légumes – et aussi un chien de garde robot, au passage. Le Masque d’argent veut détruire tout ça par jalousie et méchanceté et Fantômette essaie de l’en empêcher.
Une pure intrigue vélo des moins bons Fantômette : l’histoire part dans tous les sens, n’a aucune cohérence, lance des promesses ici ou là qu’elle ne tient jamais. Georges Chaulet, après avoir pondu une cinquantaine de romans entre 1962 et 1986, est revenu pour un dernier round sur son personnage fétiche avec trois récits écrits entre 2006 et 2009. La main verte est le deuxième de cette nouvelle série. D’où les portables, ordinateurs, etc. On voit tout de même de manière frappante que m’sieur Chaulet n’était plus tout à fait à la page : autant les anciens récits dynamitent gentiment la France pompidolienne, autant l’univers de ce retour ne tient pas du tout la route. On y injecte des gadgets modernes (portables, blog) mais on tourne surtout sur un univers auto-référentiel mettant en scène les mêmes personnages que d’habitude, sans aucun souci de cohérence psychologique. Et même l’usage de la modernité est foireux. Fantômette « tape le numéro » d’Oeil de Lynx sur son portable (ah bon, il n’est pas dans son répertoire ?), l’équipe de tournage télé n’a rien de crédible, la compréhension d’Internet très floue, etc. Dommage, parce que les enfants de nos jours, eux, comprennent. Dommage aussi parce que les rares éléments nouveaux lancés par l’auteur sont prometteurs : Oeil de Lynx en journaliste TV, Ficelle dont la fantaisie débile sonne un peu plus vrai dans un monde moderne, la justification sous-jacente des OGM (si, si) et bien sûr la romance amorcée entre F. et… (vous n’aurez qu’à lire).
Je suis frappé, en fait, du manque de travail éditorial. Il y avait quelque chose à faire avec une Fantômette plus moderne. Le style de l’auteur avait gardé cet élan joyeux qui fait la marque des autres histoires de la série. Mais de nos jours les héros vieillissent, réfléchissent sur leur destin, on ne peut plus passer à côté de ça. On a l’impression d’une occasion manquée.

14 octobre 2016

Journal – Fabrice Neaud

Le journal  est une des premières tentatives de récit autobiographique en bande dessinées et, en tant que telle, une oeuvre tout à fait originale. Les quatre volumes parus couvrent une période s’étendant de 1993 à 1995 et racontent certains éléments marquants de la vie de Fabrice Neaud, jeune dessinateur sorti des beaux-arts, vivotant dans une petite ville jamais nommée. On y suit ses amitiés, des épisodes tragi-comiques d’une vie d’artiste précaire et ses amours homosexuelles (ou ses rêves d’amour), le tout accompagné d’abondantes digressions théoriques ou politiques. Le dessin est un noir et blanc magnifique, très fin, souvent très parlant, usant fréquemment de la métaphore visuelle.



Voilà pour la présentation factuelle. Un simple billet de blog aurait bien du mal à rendre compte de ce travail : à la fois passionnant, surprenant, agaçant, impudique et forçant l’admiration par la quantité de travail nécessaire pour le mener à bien, la quantité de réflexion qui l’accompagne. Neaud ne trace pas de lui un portrait sympathique : nombriliste (évidemment), dépressif, ultra-sensible. Mais le simple fait d’avoir dessiné ce portrait, d’avoir osé creuser dans ses préoccupations intimes (on y trouvera des disputes mesquines, du porno gay et des engueulades de voisinage – mais aussi de superbes moments contemplatifs), d’avoir tenté de tourner son médium (la bande dessinée) vers quelque chose de tout à fait différent, provoque une interpellation qui secoue le lecteur dans sa relation au livre.



D'autant que le livre contient de nombreuses discussions sur sa nature même comme si l'auteur avait tenté en permanence de blinder son projet. Toute discussion à son sujet, toute remise en cause (usage de visages et de noms réels, intérêt ou importance de l'autobiographie) trouvera sa réponse dans le livre même, qui devient porteur de lui-même et de sa propre méta-discussion.



Je devrais détester ce livre – et, de fait, il m’a souvent agacé – mais par sa radicalité, par sa capacité à brûler ses vaisseaux, par la capacité de l’auteur a brûler sa propre vie pour son œuvre, il m’a convaincu, en quelque sorte, de sa nécessité.




13 octobre 2016

L'odeur des garçons affamés – Loo Hui Phang & Frederik Peeters

Suite de mon exploration de la bibliographie de Frederik Peeters, merci la bibliothèque publique d'être aussi bien achalandée ! Peeters n'a fait que dessiner ce livre, scénarisé par Loo Hui Phang.
L'odeur... est un western : Stingley, géologue, accompagné de Forrest, photographe chic et de Milton, jeune garçon à tout faire, font routes à travers le territoire Comanche pour faire des relevés aux buts mystérieux.
Oscar Forrest, le photographe qui crée des fantômes, est le point de vue principal de ce récit dur et oppressant. Jeune homme, bien élevé, chassé dans l'Ouest pour cause de scandales multiples, il est aussi une sorte de reflet local du lecteur, forcé de remettre en cause son regard. Western, récit de traque, récit fantastique, l'aventure adopte de nombreuses figures et on la suit enchanté par ces ambiances étranges.


Le dessin, comme toujours, est excellent. Couleurs profondes, ambiances puissantes, personnages réussis.


Dans un billet précédent, je me faisais l'écho du thème de la masculinité dans l'oeuvre de Peeters. Même s'il n'a pas scénarisé cet album-ci, la thématique est partout présente, du trivial jusqu'au bizarre. Dans cette histoire sans femme (quoi que), il est beaucoup question de ce que c'est d'être un mâle. Jusqu'à l'écoeurement et jusqu'à la mort.

05 octobre 2016

Knie 2016

Voici donc mon billet automnal sur Knie. Un peu comme pour le Beaujolais nouveau, on peut commenter la qualité du cru. Alors, il est comment, le spectacle, cette année ? Pailletée? Goût framboise ? Avec des clowns suisses-allemands ? Ou plutôt Nord-Coréen ? (oui, ce fut carrément Nord-Coréen, voir ci-dessous)

Cette année, à vrai dire, est une très bonne année. On ne voit plus d'éléphants sur la piste (à la grande tristesse de Marguerite), mais les chevaux sont toujours aussi beaux et le numéro des Errani brothers, accompagnés pour l'occasion de deux écuyers-jongleurs-acrobates venus de la famille Grüss, est un modèle de crique à l'ancienne : force, énergie, animaux, équilibres... La grande classe, avec de très beaux artistes en bracelets de force et tenues moulantes.
Le clown était l'excellent David Larible, dont les numéros ouvraient, fermaient et structuraient joliment le spectacle. De manière amusante, deux des enfants Larible participaient aussi au show : le fils (David Jun), très bon jongleur, et la fille (Shirley), pour un joli numéro de filet acrobatique. On a aussi vu un  numéro de diabolo à deux (Twinspin) très bien mis en scène et du trapèze acrobatique à grand spectacle (avec les artistes du cirque de Pyongyang). L'intro et l'animation était confiées à la troupe Bingo, habituée de Knie maintenant, et plutôt inspirée cette année avec une belle figure de violoniste.
Deux moments exceptionnels de ce spectacle : le numéro de main à main et acrobaties au sol du duo Popov, des costauds à la légèreté surnaturelle se réclamant de Gene Kelly (et pouvant se le permettre), et un numéro de trapèze-équilibre de Pak Song Hui et Sin Chol Jin du cirque de Pyongyang, cinq minutes complètement folles de figures au sol où dans les airs pendant lesquelles la demoiselle porte, tenue en équilibre dans sa bouche, une tige de presque deux mètres de long au sommet de laquelle est perchée une coupe de champagne pleine - dont rien ne sera perdu, bien sûr. Ce dernier numéro, dérangeant tant il est bizarre, m'a fait penser à un long tour de magie, une illusion paradoxale à la façon de certains récits de Christopher Priest. Il m'a plongé dans une étrange transe.


Bingo

Errani brothers

David Larible, en clôture

Les jeunes Grüss

David Larible Junior

Shirley Larible

Twinspin

Duo Popov

Cirque de Pyongyang, trapèze volant

Pak Song Hui et Sin Chol Jin

Photos (c) Katja Stuppia, fournies aimablement par le cirque Knie, merci !

03 octobre 2016

De cape et de crocs – Ayroles et Masbou



Je ne vais pas me livrer ici à un commentaire détaillé de cette série, qui est peut-être une des plus belles choses produites par la BD européenne ces dernières années. Je l'ai découverte à sa sortie, et j'ai ri comme un fou en lisant les deux premiers tomes, avec leur humour mêlant culture classique française, comique absurde et burlesque.




Pour ceux qui (chance pour eux !) ne connaissent pas encore : De cape et de crocs raconte les aventures de deux gentilshommes, Don Lope de Villalobos y Sangrin (espagnol !) et Armand Raynal de Maupertuis (français !), dans un XVIIème siècle de fantaisie. L'aventure commence à Venise, implique une pierre de lune, une carte aux trésors, un marchand cupide, un capitaine turc, de belles dames à secourir (quand elles ne se secourent pas toutes seules), un capitaine de l'ordre de Malte très méchant, des pirates, des valets, des mimes... et un lapin.
Ah, oui, j'oubliais : don Lope est un loup et Armand est un renard (et Eusèbe est un lapin). Car le monde de de cape et de crocs est voisin de celui du roman de Renart, où les animaux parlants se mêlent aux humains, sans que ça paraisse choquer quiconque.
Après les deux ou trois premiers volumes, j'avais lâché l'affaire, car les épisodes suivants étaient moins frénétiquement rigolos et plus concentrés sur une aventure que je trouvais un peu trop folle - j'avais l'impression qu'on glissait dans le n'importe quoi.
Le temps passe... Puis voilà que notre fille Marguerite, sept ans alors, tombe sur le premier volume, puis le second, puis nous réclame toute la suite, ce qui m'a donné l'occasion de tout relire puis de tout lire et de me rendre compte que j'avais eu tort de laisser tomber, car en vérité je n'avais pas vraiment compris l'ambition de l’œuvre.
De cape et de crocs, série close en dix volumes, suivis d'une préquelle sur laquelle je reviendrai un jour, n'est pas seulement une série humoristique dans la suite et l'esprit de  l'oeuvre de René Goscinny. C'est aussi un merveilleux récit d'aventure, plein de maestria, de bagarres, de rebondissements et de poésie. Tous les personnages, même les plus bouffons, se révèlent plus profonds que ce qu'on croit et on s'attache aux acteurs de cette incroyable pièce de théâtre se déroulant de la Terre à la Lune, avec ses duels, ses trahisons, ses déguisements, ses masques. On est sort en ayant envie de sautiller, de batailler, de danser et de parler en alexandrins.




Marguerite a relu chaque tome au moins dix fois, découvrant des plaisanteries ou des allusions ici ou là. Elle en savoure et en cite ses phrases préférées. Et, arrivée à la fin du tome 10, elle pleure à chaque fois.

Mais qu'allaient-ils faire dans cette galère ?



Je ne peux vous laisser sans ma citation préférée, lors de l'arrivée sur la Lune (acte VI) :


DON LOPE
Fichons-y un drapeau ! Érigeons une croix ! 
ARMAND
Armand : Mais au nom de quel roi ? De quel dieu ? De quel droit ?
Voyez notre équipage au tour hétéroclite...
Nous ne saurions trancher ! Aussi, je vous invite...
A laisser en orbite étendards et tambours
Pour aborder cet astre à patte de velours.
A la solennité préférons l'élégance.
Aux grands bonds conquérants... de petits pas de danse.




Lord Peter et le mort du 18 juin - Dorothy Sayers

Avez-vous envie d'un roman policier anglais, situé dans les années 30 dans une station balnéaire, avec un meurtre compliqué, de l'humour pince sans rire et des dialogues savoureux ? Le tout entre gens de bonne compagnie, qui n'hésitent toutefois pas à faire nombre de sous-entendus amusants ? Vous serez ravis.
Le mort du 18 juin est une enquête de Lord Peter Wimsey, aristocrate élégant, fortuné, cultivé, insupportable, en compagnie de Ms Harriet Vane, auteure de romans policiers dont le premier est désespérément amoureux. L'énigme est tordue, pleine de questions d'horaires, de trains, de marées, et de personnages pittoresques, barbier itinérant, gentleman-farmer butor, riche vieille dame cherchant à se recaser avec beau danseur mondain, etc.
Le tout est très amusant (même si le roman traîne un peu dans son dernier quart et son parcours méthodique des hypothèses, avant une fin réussie). Merci à Tristan Lhomme de nous avoir fait découvrir cette grande dame du crime novel (lisez son article pour profiter de considérations biographiques intéressantes sur l'auteure et ses ambitions). Tiens, zut, je viens d'en commander un autre...
(A part ça, l'édition française est hideuse)